Interview / Le 28 juin 2022

Dans le droit fil de l’histoire

A la tête de la marque Le Mont Saint Michel, Alexandre Milan, héritier d’une longue lignée d’industriels du textile, et son épouse marie perpétuent la tradition d’une mode authentique et durable depuis leur studio de création en bretagne.

Par Litza GEORGOPOULOS pour M Le magazine du Monde. Photographie : Théophile TROSSAT

Allonger la torsade de ce pull géant, idéal pour le télétravail, diminuer les côtes, modifier la palette de couleurs… Dans la longue bâtisse aux multiples arcades, qui, au XIXe siècle, abritait calèches et carrosses, le « report » est pour l’équipe un moment important de questionnement et d’ajustements des premiers prototypes. En l’occurrence, ici, ceux de la collection de maille automne-hiver 2022-2023, avant qu’ils ne partent en production chez les fabricants (européens). Pour abriter le studio de création de son label de mode, Alexandre Milan a investi les anciennes écuries sises dans la propriété acquise en 1960 par sa grand-mère. Derrière la grille en fer forgé, passé le pavillon d’entrée, s’étendent une forêt, un château XVIIe avec jardins topiaires, des dépendances d’époques plus récentes, et, en bordure d’étang, la chapelle funéraire d’un ancien propriétaire notoire, Jean Ambroise Baston, comte de Lariboisière et général d’Empire.

Dans ce lieu chargé d’histoire, d’autres histoires se croisent, se réécrivent. Alexandre Milan représente la quatrième génération d’industriels du textile du nord de la France. En 1919, l’arrière- grand-mère, Caroline Lesaffre, fondait une fabrique de bonneterie. Ses deux filles lui succéderont, puis Patrice Milan, fils de l’une et père d’Alexandre, prendra la tête des Tricotages de l’Aa – « Aa » pour le nom du fleuve irriguant Wizernes, berceau de cette famille qui installe pourtant résidence et usine en région Bretagne, à une heure de route du Mont-Saint-Michel. Patrice Milan, brillant technicien, et sa femme, Lydie, fine dessinatrice, développent l’entreprise. Après avoir, enfant, construit des cabanes dans les bois, pêché dans la rivière et admiré le bleu de travail patiné d’Amand le gardien, Alexandre Milan se forme en Suisse pour comprendre la programmation des métiers à tricoter, puis travaille aux côtés de ses parents comme chef de produit : « Je devais traduire techniquement, et parfois stylistiquement, ce que voulaient des marques comme agnès b., Isabel Marant ou Joseph… ».

En 1998, le jeune homme acquiert Le Mont Saint Michel, marque de vêtements de travail emblématique du Grand Ouest français, créée en 1913 mais en sommeil depuis la fin des années 1970. « Je ressentais un fort attachement pour ces habits que les agriculteurs et les artisans portaient ici. Le nom était magique et le logo formidable. » Sous cette griffe, Alexandre Milan signe dans un premier temps des collections de maille rétro. L’usine familiale – 5000 mètres carrés, 4 chaudières, 80 métiers à tricoter a fermé. Il se plonge alors dans son héritage textile, riche d’un demi-siècle d’archives. Les pulls, gilets, débardeurs aux points de tricot virtuoses et aux couleurs saturées qu’il imagine, et qu’il présente avec sa femme lors de salons professionnels, séduisent d’abord les acheteurs japonais. Aujourd’hui, la marque exporte dans quinze pays et fidélise trois marchés importants : les pays scandinaves, la Corée, les États-Unis. « J’ai quitté mon poste à la régie publicitaire de Lagardère, se souvient Marie Milan. À présent, je continue de gérer le développement commercial et Alexandre s’occupe de la partie créative et du sourcing de production. Nous sommes très complémentaires, mais nous marchons souvent sur les plates-bandes de l’autre. C’est un travail en duo. »

En 2011, le couple repart plus fidèlement dans les traces de la marque, recherche et étudie les archives avec un historien, rencontre une ancienne ouvrière. Et réédite alors à l’identique la veste de travail centenaire, taillée dans le tissu moleskine 100% coton d’origine, à la belle densité, au grammage lourd et au tissage à l’armure satin légèrement brillant. L’étiquette est numérotée à la main. C’est désormais un incontournable du vestiaire qui s’ancre dans la modernité, et se décline dans une quinzaine de couleurs.

En pleine pandémie, la communauté Instagram appelée à voter a élu un nouveau coloris, un vieux rose très doux. Mais avec l’annulation, depuis deux ans, des salons professionnels de Paris, Londres, Copenhague, New York, Tokyo, Florence, l’entreprise indépendante accuse une baisse de son chiffre d’affaires. Face à cette crise sanitaire brutale, la petite structure a dû adapter son mode de fonctionnement. Marie Milan n’est pas prête à refaire le tour de la planète. Les acheteurs choisiront à présent les nouvelles collections sur une plateforme digitale « spécial négoce » et un showroom a été aménagé au-dessus du magasin parisien. « Finalement, nous faisons des rendez-vous plus qualitatifs, reconnaît-elle. Quant à reconquérir une clientèle qui a déserté les boutiques… on sent que c’est un gros travail. »

Entre les petites attentions glissées dans les commandes – un livre de poche, un brin de muguet – et les nombreux messages de soutien et remerciements envoyés par les clients, l’expérience d’achat, sur un site marchand en progression, a gagné en humanité. À l’écart du château, qui reste la demeure privée de madame Milan mère, les liens se sont aussi resserrés. La poignée de collaborateurs s’est approprié les lieux magiques, au charme suranné, proches de ses bureaux. Le potager délaissé, rénové et planté, a donné 200 kilos de courges butternut. En pots dans la serre envahie de vieilles vignes, les boutures des généreux hortensias qui bordent les allées iront en boutique au printemps.

Enracinement, culture, récolte… Cela ressemble à une parabole des vestiges touchants d’une industrie textile éteinte qui servent de terreau aux créations actuelles : là, une quarantaine de classeurs renfermant les dessins de la mère d’Alexandre Milan, ici des centaines de robracks, exemples de tricots agrafés sur carton. « Nous conservons précieusement toutes ces choses, précise le créateur. Pour monter les collections, nous venons tous les deux jours piocher dans ces échantillons dessinés par mon père, ma mère, moi-même, et qui témoignent chacun à leur façon d’une époque. » Madame Filleul, tricoteuse en chef des tricotages de l’Aa, vient encore réaliser des essais préparatoires pour Le Mont Saint Michel sur les machines à tricoter manuelles alignées dans les combles, où autrefois une trentaine de personnes travaillaient à la confection des prototypes.

Depuis sa « mother collection » originelle, près de 4000 vêtements s’alignent dans une pièce du bâtiment. À raison de deux collections par an, pour hommes et femmes, environ 500 modèles sont produits chaque année. Un peu moins depuis le début de la pandémie. Aux côtés des Milan s’affaire une poignée de collaborateurs passionnés et polyvalents : cheffe de produit maille, cheffe de produit confection, assistant de collection, responsable SAV, brand content, e-shop et communication. Puis, une comptable et un magasinier.

Afin que les propositions de mode et le workwear s’harmonisent, la marque a évolué vers des collections jouant la carte de l’authenticité, adoptant des teintes moins vives, plus organiques, en accord avec le terroir où elles sont créées. Chaque saison, nous commençons par retravailler nos produits ADN, avec de nouvelles proportions, de nouveaux détails, explique Alexandre Milan. Et nous sommes toujours à la recherche de matières. À partir du moment où l’on a trouvé un fil ou un tissu qui nous inspire, on va lui imaginer une carcasse, une forme dans laquelle son expression sera la plus juste et la plus contemporaine. En ce moment, nous développons beaucoup de matières recyclées. Et nous réutilisons nos fils anciens dans de nouvelles productions, ce qui permet des économies de matière première et de transport. » Pour aller dans le sens d’une mode responsable et durable, Le Mont Saint Michel déstocke les collections passées sur son site Internet. Parmi elles se glissent parfois des vêtements de travail anciens issus des archives collectionnées par les fondateurs. Sous cet onglet vintage, Marie Milan propose également une sélection d’objets chinés aux alentours, rozell (râteau à crêpes) ou vaisselle bretonne…