Interview / Le 16 juin 2022

Le Mont Saint Michel : une histoire bretonne

Le Mont Saint Michel : Une histoire Bretonne

Pour les férus d’histoire-géo, Le Mont-Saint Michel est l’invincible forteresse qui a résisté aux Anglais pendant la guerre de Cent Ans. Pour les adeptes du french workwear, il s’agit plutôt d’une marque mythique fondée au début du siècle dernier, qui a habillé pendant plus d’un demi-siècle, ouvriers, paysans et agriculteurs de Bretagne. Tombée en désuétude à la fin des années 1970, la marque a été rachetée en 1998 par Alexandre Milan, qui lui a apporté modernité et fraîcheur, tout en respectant son héritage. Retour sur une Success-story 100% bretonne.

PAR ERIC MAGGIORI (texte issu du magazine AVANT publié en 2021)

Le tissu, Alexandre Milan connaît ça. Comme Obélix, il est « tombé dedans quand il était petit ». Et pour cause, son arrière-grand-mère, Caroline Lesaffre, avait fondé en 1919 une usine de bonneterie : les Tricotages de l’Aa. Le but? Produire des articles en maille, mais aussi donner du travail aux femmes ayant perdu époux et frères pendant la Première Guerre mondiale. « Le tricot coule dans mes veines, c’est une histoire de famille, attaque Alexandre Milan. Très jeune, mes parents m’ont appris le tricot et les techniques textiles, la laine, le coton, la filature, le tricotage, la teinture, la confection, le style.» La rencontre était donc logique. Ce n’était qu’une question de temps. En 1998, Alexandre réalise qu’une célèbre marque bretonne, dont le nom et la réputation avaient bercé son enfance, est en état de sommeil. Il s’agit du Mont St Michel. La marque, qui a habillé pendant des décennies les travailleurs de Bretagne, a fait faillite en 1979. Porté par la nostalgie et la volonté de lui redonner ses lettres de noblesse, Alexandre décide de dépoussiérer les stocks et de relancer la production. « C’était un peu une madeleine de Proust version vêtements de travail, explique-t-il. J’avais envie de ces vêtements forts, évocateurs du travail des artisans et de la campagne. Ce label très ancré dans son terroir avait créé sa propre légende et ça, cela avait beaucoup de valeur à mes yeux ».

De Saint-James à Pontorson, les débuts de la firme

Alexandre Milan dit vrai. Pendant près d’un siècle, Le Mont St Michel a su se construire une légende et une réputation. Et cette belle histoire débute il y a près de 150 ans, dans une petite commune normande. Le 17 novembre 1872, Dominique Ariès, un marchand colporteur issu d’une famille de chiffonniers, et sa femme, Amante Thureaux, elle aussi marchande, donnent naissance à leur premier enfant, Henri Ariès. Deux ans plus tard, en décembre 1873, le couple accueille un deuxième enfant, Louis François. Et à la toute fin du XIXe siècle, toute la petite famille déménage à Pontorson, un village de quelque 3000 âmes. C’est ici que les deux frères poseront, bientôt, les premières pierres de leur vaste édifice.

Avant cela, Henri et Louis vivent une vie des plus normales : ils vont à l’école, se marient à peine la vingtaine passée, et ont chacun un premier enfant en 1904 : une petite Yvonne pour Henri, et un petit Louis… pour Louis. Leur famille fondée, Henri et Louis décident d’allier leurs forces pour un ambitieux projet professionnel. Et voilà qu’en 1913 (1906 selon certaines archives de l’époque, le mystère demeure, N.D.L.R.), ils fondent, route d’Avranches à Pontorson, une usine de confection textile : les Établissements Ariès. Et avec elle, une marque de vêtements de travail, « Le Mont St Michel ». Le logo est tout trouvé : ce sera la silhouette du célèbre Mont, situé tout près de là. Avec cette marque, l’idée d’Henri et Louis Ariès est simple : habiller les ouvriers, agriculteurs et paysans de Bretagne. Tout un programme.

De la réclame géante sur les murs

Lors de ses premières années d’existence, la marque Le Mont St Michel tente de se faire un nom localement, en vendant ses produits aux travailleurs des communes alentour, puis de la région. Leur début d’activité est néanmoins légèrement ralenti par la Première Guerre mondiale. Mais dès la fin du conflit, Henri et Louis Ariès se remettent au travail, et activent un premier levier qui va rapidement faire la force de leur marque : de la publicité géante peinte sur les murs. Et pas n’importe quels murs : des pignons de maison sélectionnés pour leur visibilité, de façon à attraper le regard… des automobilistes. La stratégie est novatrice : aucune entreprise de vêtements de travail n’avait jusqu’ici eu l’idée de cibler conducteurs et passagers. De nos jours, encore, de nombreuses façades bretonnes ont conservé ces publicités. « C’est absolument étonnant le nombre de vestiges que l’on peut encore rencontrer sur les murs », explique Philippe Célérier, fondateur du site Les Murs peints.

Au début des années 1920, ça y est : grâce à la qualité de ses vêtements, robustes et durables, et à sa stratégie de communication, la marque connaît un succès grandissant auprès des travailleurs bretons et normands. Elle mise, pour ce, sur des produits simples : la veste trois poches en moleskine noire ou bleue, la blouse, les pantalons en velours côtelé d’Amiens, le gilet, ou encore la salopette. Dans l’Ouest de la France, tout le monde, ou presque, s’habille en Mont St Michel, et pas seulement pour travailler. Lors d’une exposition réalisée au musée de Bretagne en 2010, un donateur avait amené une veste de travail en moleskine noire, qui appartenait à son grand-père. « Mon grand-père la portait généralement le dimanche, ou pour aller à la ville », avait-il précisé. Face à la demande, l’usine de confection Le Mont St Michel-Ariès doit s’adapter : pour produire plus, elle vient installer une partie de sa production à Rennes, au 58 et 60 rue de l’Alma. « L’atelier de la rue de l’Alma produisait essentiellement des vestes et des blouses, et n’occupait à ce moment-là qu’une dizaine de personnes », raconte un historien de l’Académie de Rennes. Tout est alors en place pour que la réussite soit au rendez-vous, mais la success-story va connaître un premier coup d’arrêt. Le 19 février 1925, Louis décède, à l’âge de 51 ans.

La nouvelle usine de la rue Marie Rouault, puis la SARL

« Louis est mort, vive Louis ! » pour reprendre la traditionnelle maxime proclamée lors de l’avènement d’un nouveau monarque en France. C’est en effet Louis Victor Amand Ariès, le fils, qui reprend la place de son père à la tête de l’entreprise, aux côtés de son oncle. La première action du nouveau binôme est de bâtir une nouvelle usine de confection, à quelques centaines de mètres de l’atelier de la rue de l’Alma, au 13-17 rue Marie Rouault. Elle comprend « deux bâtiments, l’un à usage d’ateliers, de magasins et de bureaux, le second à usage de conciergerie », comme l’indiquent les archives du patrimoine culturel de la région Bretagne.

Et alors que la construction débute, Henri Ariès et son neveu décident également de constituer une SARL pour la marque Le Mont St Michel. Un signe fort, qui, quelque part, marque symboliquement la fin d’un premier chapitre, celui des Établissements Ariès, et qui en ouvre un nouveau, où les vêtements de travail Le Mont St Michel sont désormais au centre du projet. Curiosité : l’acte de constitution de société nous apprend que Henri et Louis Ariès ont été rejoints par un certain Henri Ingret, un employé de commerce rennais de 28 ans, qui a « apporté à la société une somme de 19 000 francs en espèces ». Deux ans plus tard, en septembre 1931, la SARL Ariès et Compagnie est dissoute, et remplacée par la Société anonyme des vêtements « Le Mont St Michel ». Comme pour réaffirmer que Le Mont St Michel, fort de son succès, a désormais les pleins pouvoirs.

Couturières, robustesse et produit local

Mais voilà que, au moment où rien ne semble pouvoir entraver la croissance de la marque, retentit un nouveau coup de tonnerre dans un ciel serein. Le 15 juillet 1932, lors d’un voyage à Paris, Louis Ariès, deuxième du nom, décède tragiquement, à l’âge de 28 ans. Henri Ariès, qui a donc perdu en l’espace de sept années son frère et son neveu, reste seul à la tête de l’entreprise. Il sait toutefois que sa marque est forte, qu’elle domine le marché et qu’elle est extrêmement populaire. Et dans les années qui suivent, avec une usine flambant neuve qui tourne à plein régime, l’activité et les ventes de la marque ne vont cesser de croître. « Les années suivant la construction de l’usine, l’entreprise passe à une cinquantaine de salariés, et emploie aussi de nombreuses couturières à domicile », précise notre historien. Guy Cosnard, un Breton passionné d’histoire, se souvient d’ailleurs d’une anecdote à propos de ces couturières : « Elles venaient avec des brouettes chercher les bleus de travail pour coudre les boutons chez elles, à l’électricité ou à la lampe à pétrole. »

À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, Le Mont St Michel est devenu le leader incontesté des vêtements de travail dans tout l’Ouest de la France. La marque s’est construite une réputation par la robustesse de ses produits, d’une part, mais aussi en devenant le porte-étendard d’une certaine Bretagne, celle du travail et des champs. « Les Bretons étaient fiers de porter du Mont St Michel, car c’était un pur produit de chez eux, explique Frédéric Marc-Marion, chineur de vêtements français. Les produits étaient très classiques : des vestes simples, des salopettes simples, des pantalons simples. Il n’y avait pas de fioriture, et c’est aussi ça qui plaisait aux Bretons : c’étaient des vêtements qui leur ressemblaient. » Ce côté local est d’ailleurs mis en avant sur les publicités de l’époque : « À Rennes, votre capitale, est fabriqué votre vêtement de travail. Votre voisin le porte. Pourquoi pas… vous ? » peut-on lire sur une pub des années 1940.

Après la réclame sur les murs, les camionnettes publicitaires

1947 marque un nouveau tournant dans l’histoire de la firme. Henri Ariès, le père fondateur du Mont St Michel, s’éteint à Rennes, à l’âge de 75 ans. C’est son fils né d’un second mariage, Robert, 26 ans, qui reprend les rênes de l’entreprise.

Rodéo, prêt-à-porter féminin et faillite

Mais les choses vont commencer à se gâter lors de la décennie suivante. L’industrie française du vêtement de travail subit de plein fouet la modernisation du secteur agricole entamée après la Seconde Guerre mondiale, ainsi que la diminution du nombre de paysans en France. Alors qu’ils étaient 3,6 millions en 1929, ils ne sont plus que 1,9 million au début des années 1960. Comme tout son secteur, Le Mont St Michel voit ses ventes de vêtements de travail diminuer, et doit tenter de se réinventer. Un challenge difficile, que Robert tente de relever en changeant l’image de sa marque. Pour ce, il s’inspire de la culture américaine, à une époque où les jeans Wrangler, Lee et Levi’s cartonnent aux États-Unis, mais n’ont pas encore envahi le marché français, du moins pas en tant que « produit de mode ». Alors, inspiré par l’aura des acteurs américains John Wayne, James Dean ou Marlon Brando, Le Mont St Michel met de côté son caractère « local », et se lance dans la production de denim et la confection de blue jeans. Et comme il faut jouer le jeu de l’american style à fond, Robert Ariès baptise cette nouvelle ligne « Arie’s », et dessine sur ses publicités des cow-boys à la française, chapeau sur la tête et guitare à la main. Innovateur, toujours. En 1963, nouveau virage, avec le lancement d’une ligne de prêt-à-porter pour femmes, sous le nom « Ariès Créations ».

Si ces changements de cap permettent d’insuffler un nouvel élan à la firme, le succès n’est toutefois pas franchement au rendez-vous. Commence alors une longue agonie pour Le Mont St Michel, emporté par la vague de la baisse des dépenses de l’habillement des Français (9,6% en 1959, 7,3% en 1974). « Un véritable plan de démolition de l’industrie de l’habillement en France est orchestré. La Société Ariès en est un nouvel exemple », s’indigne alors Louis Avoine, secrétaire de la CGT. En mai 1977, Robert Ariès n’a pas d’autres choix que de déposer les armes. Après 71 ans d’existence, Le Mont St Michel doit déposer le bilan. Suivront deux années où l’entreprise tente de faire des miracles pour survivre. En vain. Les dettes sont trop importantes, et en juillet 1979, les usines de Pontorson et de Rennes mettent la clef sous la porte, entraînant le licenciement de 279 ouvriers et ouvrières. Le 10 décembre de la même année, la Société Le Mont St Michel est déclarée en liquidation judiciaire. Le dernier chapitre de ce premier grand livre, dont l’épilogue est le décès de Robert Ariès, le 19 octobre 1984.

Une renaissance en deux temps

Mais pour Le Mont St Michel, il y a, heureusement, une suite à cette histoire. Un deuxième tome. Une deuxième vie. Et celle-ci s’articule en deux grands axes. D’abord, une première renaissance grâce… aux collectionneurs. Dès le début des années 1990, des premiers acheteurs s’intéressent aux vêtements de travail français anciens. Ces acheteurs sont français, mais aussi anglais et japonais. Et force est de constater que, parmi les centaines de marques antiques de french workwear, Le Mont St Michel, de par son image, sort du lot. « Mes clients, qui sont pour la plupart japonais, aiment beaucoup cette marque, assure Frédéric Marc-Marion. Il faut savoir que Le Mont St Michel est le monument français le plus visité par les Japonais derrière la tour Eiffel. Je pense que cela a clairement contribué à la notoriété de la marque auprès des Japonais. » Cette notoriété perdure encore aujourd’hui, et il suffit de sonder les gérants des plus grosses boutiques de vintage français au Japon pour s’en assurer. « J’adore les vêtements Le Mont St Michel des années 1940-1950 : des bons tissus, des bonnes coutures et des bonnes formes », assure Nao, le fondateur de JamClothing. « J’aime les vieux produits Le Mont St Michel, ce sont de vrais classiques, surenchérit Hiroshi, de Mindbenders & Classics. Cette marque est l’une des plus populaires au Japon. »

Puis, en 1998, la deuxième renaissance, plus concrète cette fois : le rachat de la marque par Alexandre Milan. Il faut alors, quasiment, tout reprendre à zéro, moderniser le label, tout en respectant son ADN. « J’ai commencé par reconstituer une vaste collection d’archives de notre label, détaille Alexandre Milan. Nous avons relancé des tissus disparus, retrouvé les tisseurs et les bonnes formules de teinture pour garantir une solidité parfaite. Ensuite, nous avons retravaillé des formes et des patronages, et adapté le taillage des vêtements à notre époque, car, oui, les gens sont plus grands aujourd’hui ! » Le challenge est de taille, car il faut parvenir à recréer une marque en phase avec son temps, sans pour autant décevoir « les fans ». Alexandre, encore : « Les vêtements Le Mont St Michel étaient très bien faits. Depuis que j’ai repris la marque, nous avons été surpris de retrouver des savoirs anciens, de découvrir des détails de coupe ou de finition qui n’ont plus vraiment cours de nos jours. Les machines à bras déportés, les doubles aiguilles… Il a fallu tout remettre sur pied, et j’ai adoré cela. » Clin d’œil à son double héritage, Alexandre reprend l’étiquette originale de la marque, et remplace la mention « Signature de garantie : Ariès » par « Signature de garantie : AA ».

Plus de vingt ans après sa renaissance, Le Mont St Michel se porte à merveille. La marque, qui s’est largement diversifiée, mais continue de produire le célèbre bleu de travail en moleskine, a trouvé un nouveau public. En France, mais aussi à l’international, puisqu’elle est vendue dans quinze pays. « Notre force à l’international, ce sont nos racines locales, assure Alexandre Milan. Les gens qui portaient nos vêtements sont l’âme de la marque et lui donnent toute sa légitimité. Souvent, ce que nous avons sous nos yeux ne nous étonne plus, mais a beaucoup de valeur pour une personne à l’étranger. » Et plus de 110 ans après la première pierre posée par les frères Ariès, quel avenir se dessine-t-il pour Le Mont St Michel ? Le mot de la fin pour Alexandre : « Est-ce que ralentir le tempo est un retour en arrière ? Non. Mais cela permet de se souvenir, et de prendre le temps de construire un futur riche de notre culture accumulée. Je crois certainement au progrès par la conjugaison des savoirs anciens et actuels. Alors, peut-être que notre futur sera notre passé réinventé. »

– Tous propos recueillis par Eric Maggiori, sauf mentions.